Tiburtinus (1er siècle après J.-C.) : Epigramme amoureuse (les feux de l’amour)



Note sur cette traduction :

Cette épigramme a été retrouvée à Pompéi, sur un des murs du « Petit théâtre ». Son auteur, qui la signe d’un « Tiburtinus epoese ( = ἐποίησε) », ne nous est pas autrement connu. Les premières syllabes de la partie gauche du texte sont partiellement effacées et ont été diversement reconstituées par les érudits. J’en ai gardé ce qui me semble le plus vraisemblable dans la logique poétique de l’opposition eau (larmes) / feu (amour).


Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

Comme l’antique (à propos de Rien, le ciel peut-être, de Paloma Hermine Hidalgo, aux éditions Sans escale)

à la lune, dès l’aube, tu ordonnes, et elle obtempère.


Inédit : Rabouilleur

Qui est


Rabouillant dru pour l’écrevisse
au débouché de l’abattoir –
la buse abouche à la rivière
le sang des bêtes qu’on égorge –

appréhendant non loin des berges
les creux profonds gobeurs de cuisses :

pour la proie maigre au bout du compte
que l’on relâche : & l’orteil fixe
on scrute un vol de choucas gris
qu’on sait nicher au clocher proche
qu’un glas chahute.


Ce poème original, dû à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de le diffuser, à la condition expresse que le nom de l’auteur soit clairement indiqué.

Mark Strand (1934-2014) : La fin / The end

Qui est Mark Strand ?


Il n’est guère d’homme qui sache ce qu’il chantera, venue la fin,
Regardant, le navire s’éloignant, la jetée ni comment cela sera
Quand il sera tenu par la mer rugissante, immobile, là-bas, venue la fin,
Ni ce qu’il espèrera face à la certitude du retour impossible.

Quand est passé le temps de la taille des rosiers ou des caresses au chat,
Quand le couchant incendiant la pelouse, la pleine lune qui la givre,
Ont cessé de paraître, il n’est guère d’homme qui sache ce qu’à leur place il va trouver.
Quand le poids du passé ne prend appui sur rien, que le ciel

N’est plus qu’une lumière que l’on se remémore, que les histoires de cirrus
Et cumulus touchent à leur terme et que tous les oiseaux sont suspendus en vol,
Il n’est guère d’homme qui sache ce qui l’attend ni ce qu’il chantera
Quand le navire où il sera glissera parmi l’obscurité, là-bas, venue la fin.


Not every man knows what he shall sing at the end,
Watching the pier as the ship sails away, or what it will seem like
When he’s held by the sea’s roar, motionless, there at the end,
Or what he shall hope for once it is clear that he’ll never go back.

When the time has passed to prune the rose or caress the cat,
When the sunset torching the lawn and the full moon icing it down
No longer appear, not every man knows what he’ll discover instead.
When the weight of the past leans against nothing, and the sky

Is no more than remembered light, and the stories of cirrus
And cumulus come to a close, and all the birds are suspended in flight,
Not every man knows what is waiting for him, or what he shall sing
When the ship he is on slips into darkness, there at the end.

(in The Continuous Life: Poems [Alfred A. Knopf, 1990])

Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

Giovanni Cotta (vers 1480 – 1510) : Cheveux d’or et de feu

Qui est Giovanni Cotta ?


Bien loin des élégiaques latins de l’Antiquité, Giovanni Cotta se montre ici, comme tant d’autres poètes de son époque, le continuateur de Pétrarque et de « l’art de pétrarquiser » (Du Bellay). J’ai tenté, dans ma traduction, de conserver les figures rhétoriques (répétitions, paradoxes…) du poème original.


J’aime ma Lycoris, il me faut l’avouer,
Comme les jeunes gens aiment les belles filles,
Et ma Lycoris m’aime, il me faut le penser,
Comme une honnête fille aime les jeunes gens.
Lui ayant certain jour semblé la regarder
(Comme elle se paraissait) d’un œil quelque peu fixe :
« Quand donc me paieras-tu, lui fis-je, ma chérie,
Le prix de mon supplice et quand calmeras-tu
Tous les embrasements, Lycoris, de mon cœur ?
Elle alors de rougir, tout à la fois de rire,
Riant tout à la fois, tout à la fois pudique,
Cependant qu’honorant la douceur amoureuse,
Honorant à la fois la pudeur virginale :
« Quoi donc te refuser ? », me dit-elle. Un cheveu
Qui pendait ondulait sous la brise légère,
Et se jouait çà, là, sur son charmant visage.
Le tranchant promptement, le tressant de fils d’or :
« Reçois l’or de ces fils et l’or de ce cheveu,
Dit-elle, pour garant de mon amour pour toi,
Et garant de moi-même : et puisse-t-il, ce gage
Que ta belle te donne adoucir ta brûlure ! »
Malheur, malheur à moi, que fais-tu, Lycoris ?
C’est un cordon de flamme et non pas des cheveux,
Ce sont des liens de feu ; si tu ne les dénoues,
Quel mieux serait le mien dans un pareil brasier ?
Le feu se plaît-il donc à périr dans le feu ?
Cheveux formés de flamme, avancez dans les flammes,
Cheveux formés de feu, jetez-vous dans le feu.
Vous m’avez, liens de flamme, assez porté d’atteintes !
L’heure est de vous défaire, avancez dans les flammes,
Vous m’avez trop brûlé, cheveux formés de feu :
L’heure est que vous brûliez et partiez dans le feu.
Va joyeusement, feu ! et éteins tous mes feux,
Éteins-les, persévère ! et toi flamme, la flamme
Consume ! qui le cœur allait me consumant.
– Mais toi, ma Lycoris, puisse ce qui demeure
De tes cheveux briller d’un éternel printemps.
J’ai brûlé tes cheveux, pardonne à ma fureur :
C’est aimer que je veux, non pas être brûlé.


Amo, quod fateor, meam Lycorim,
Ut pulchras iuvenes amant puellas.
Amat me mea, quod reor, Lycoris,
Ut bonae iuvenes amant puellae.
Huic ego, ut semel hanc videre visus
Sese ostendere fixiore ocello,
« Quando, inquam, mea lux, mei laboris
Das mi praemiolum, meique cordis
Tot incendia mitigas, Lycori? »
Hic illa erubuit, simulque risit.
Ridebat simul, et simul pudebat.
Dumque molliculos colens amores
Simul virgineum colit pudorem,
« Quid negem tibi? » dixit, et capillum
Qui pendens levibus vibratur auris
Et formosa vagus per ora ludit,
Hunc secans trepida implicansque in auro,
« Haec fila aurea et aureum capillum
Pignus, inquit, habe meique amoris
Meique ipsius; hoc tuum puellae
Tuae pignore lenias calorem ».
Hei hei quid facis? hei mihi, Lycori,
Haec sunt flammea texta, non capilli;
Sunt haec ignea vincla: ni relaxes,
Qui tanto valeam valere ab aestu?
Anne ignem iuvat ignibus perire?
Comae flammeolae, subite flammas,
Crines igneoli, venite in ignes;
Sat me, flammea vincla, nexuistis,
Nunc vos solvimini et subite flammas;
Ussistis nimis, ignei capilli,
Nunc vos urimini et valete in ignes.
Hos meos age laetus ignis ignes
Perge extinguere, tuque flamma flammam
Exedas, mea corda quae exedebat.
At tu, sic reliqui tui capilli
Vernent perpetuum tibi, Lycori,
Quod tuos ferus usserim capillos,
Parce: nam volo amare, non peruri.

(in Ioannis Cottæ Ligniacensis carmina recognita, et aucta, éd. J. Morelius, Bassan, 1802, pp. 29-30)

Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

Giovanni Cotta (vers 1480 – 1510) : Regards amoureux

Qui est Giovanni Cotta ?


« Quelque objet, fût-ce rien, que mes regards discernent,
T’ai-je dit, c’est à toi, toujours, qu’ils me ramènent.
– Je serais, m’as-tu dit, bien sotte de te croire :
L’amour est coutumier de ces calembredaines !
– Tu ne me crois donc pas ? Tu ne crois pas qui t’aime ?
Ma belle Lycoris, alors crois-en tes yeux :

Porte plus près ta bouche et la colle à ma bouche
Puis fixe tes regards sur les miens. Que je meure
Si comme en un miroir tu ne t’y perçois point :
De sorte que mes yeux te ramènent à toi.
Donne à ces yeux, dès lors, les bécots qu’ils méritent :
Je te donnerai, moi, où je veux un baiser. »


Sive aliquid, seu forte nihil mea lumina cernunt,
         Dixi ea te semper, vita, referre mihi.
« Stulta ego sim, dixti, si credam talia: amantes
         Talia fallaces fingere multa solent ».
Ergo non credis mihi? non mihi credis amanti?
         At, formosa, oculis crede, Lycori, tuis.

Tu propius nostris tua firmes oribus ora,
         Inque meis figas lumina luminibus.
Dispeream nisi, ut in speculo te te ipsa tueris,
         Sic oculi referent te tibi, vita, mei.
Quod si ita sit, meritis tum tu des oscula ocellis;
         Ipse, ubi mi libeat, dem tibi basiolum.

(in Ioannis Cottæ Ligniacensis carmina recognita, et aucta, éd. J. Morelius, Bassan, 1802, pp. 40-41)

Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

Le thème de la violette chez quelques poètes néolatins de la Renaissance



Du fait d’une fausse étymologie, en latin (comme du reste en français : ce qui facilite grandement la traduction) la violette (viola) fait écho à tous les termes apparentés à la violence. La poésie néolatine de la Renaissance s’est emparée de cette équivoque pour décliner, de diverses manières, la relation du poète à la femme aimée par le truchement de la petite fleur. On trouvera ci-dessous un (court) florilège de quelques-unes de ces productions, tantôt élégiaques, tantôt épigrammatiques, classées selon la chronologie.


Angelo Poliziano (1454 – 1494)

Le poète s’épanche, en transfert affectif, sur un bouquet de violettes offert par son amie habituellement cruelle à son égard.

*

[…] Vous qui êtes ma vie, heureuses violettes,
Mes délices, refuge et souffle de mon âme,
J’aurai, de vous au moins, des baisers, violettes,
Vous flattant de la paume, encore ! – insatiable –,
Pour vous j’épuiserai l’eau vive de ces pleurs
Coulant sur ma poitrine et mon triste visage.
Buvez, buvez ces pleurs dont se paît mon feu lent :
C’est un cruel amour qui les trait de mes yeux.
Éternelles vivez, violettes : soleils
D’été ni froid mordant d’hiver ne vous consument !
Éternelles vivez, secours d’un pauvre amour,
Violettes, repos bienvenu de mon âme !
Toujours m’accompagnant, je vous choierai toujours
Tant que m’affligera, pauvret ! celle que j’aime,
Que les feux du désir consumeront mon cœur,
– Tant que plaintes et pleurs seront à mes côtés.

[…] O fortunatae violae, mea vita, meumque
Delitium, o animi portus et aura mei,
A vobis saltem, violae, grata oscula carpam,
Vos avida tangam terque quaterque manu,
Vos lacrimis satiabo meis quae moesta per ora
Perque sinum vivi fluminis instar eunt.
Combibite has lacrimas, quae lentae pabula flammae
Saevus amor nostris exprimit ex oculis.
Vivite perpetuum, violae, nec solibus aestus
Nec vos mordaci frigore carpat hiems.
Vivite perpetuum, miseri solamen amoris,
O violae, o nostri grata quies animi.
Vos eritis mecum semper, vos semper amabo,
Torquebor pulchra dum miser a domina,
Dumque cupidineae carpent mea pectora flammae,
Dum mecum stabunt et lacrimae et gemitus.

(Odae, VI, vers 29-46, in Omnia opera [1498])


Giovanni Antonio Taglietti (vers 1460 – vers 1528)

Dans le premier texte, le poète, comme ci-dessus Poliziano, s’épanche, en transfert affectif, sur un bouquet de violettes offert par son amie Violaine et signe de la « violence » de cette dernière. Le propos est différent dans le second poème : le bouquet offert par l’amante est ce qui demeure d’elle après sa mort et se mue en une sorte d’objet transitionnel incarnant la disparue.

_ 1 _

Violettes, beau don de l’alme Violaine,
Heureux tribut de mes offices, violettes !
Nourries par Flore errant dans les jardins de Chypre ?
Et par Vénus la belle à coups d’ongles cueillies ?
Mieux que récoltes d’Arabie vous embaumez,
Mais la main qui vous offre est par trop violente
– Oui, violente : elle me sait mourant d’amour,
Et ses présents sont à l’image de mes peines.
Car, si d’un filet d’or elle vous a liées,
Elle a noué mon cœur de ses cheveux dociles ;
Comme vous, malheureux, je suis pâle ; on vous dit
« Violettes » : ses yeux, tyrans !, me violentent.

_ 2 _

Ô vous, fleurs que j’adore, offertes au temps faste,
Tenues de blanche main, par une chaste enfant !
De vous j’ai pris grand soin : mais sans vous embrasser,
Mais sans vous arroser d’une eau venue du ciel,
Quand le destin cruel, en sa dure inclémence,
L’eut menée avant l’heure aux champs élyséens.
Que faire ? Abandonné, sans cœur, hélas, dans l’ombre,
C’est à vous, à vous seuls, chers témoins, que je parle.
Je vous porte à présent, fleurs nées sous une heureuse
Étoile ‒ extravaguez ! ‒ d’exquises subsistances :
Pleurs de mes yeux, soupirs de mon cœur ‒ chaque jour
Je vous prodigue l’air et l’arrosage, hélas !
Vous seul soulagement d’un amant malheureux,
Ah, vivez à jamais en place de la morte !

Formosum o violae, munus Violanthidis almae;
Servitii violae praemia grata mei.
Num vos Idaliis aluit vaga Chloris in hortis,
Unguibus et carpsit Cypria pulchra suis?
Panchaeas grato messes superatis odore:
Sed mihi vos nimium dat violenta manus.
Dat violenta manus, miseri quae conscia amantis,
Munera fert poenis aequiparanda meis.
Namque ut vos molli vinctas circumdedit auro.
Me quoque flexilibus nexuit illa comis.
Estis pallentes, infelix palleo: nomen
Est violae, dominae luminibus violor.

O mihi dilecti flores, quos tempore fausto
Tradiderat nivea casta puella manu,
Vos equidem colui : sed nec grata oscula junxi
Nec me rorantes dante bibistis aquas.
At postquam hanc saevi dira inclementia fati
Ante diem sedes misit ad Elysias.
Heu quid agam ? sine corde miser, sine luce relictus
Vobiscum saltem pignora grata loquar.
Et nunc o flores stellis felicibus orti,
(Este vagi) vobis grata alimenta fero.
Fundo oculis lacrymas, suspiria pectore, numquam
Aura, vel effusis deficit miser aquis.
Vos modo vos saltem miseri solamen amantis,
Aeternum extincta vivite pro domina.

(in Carmina illustrium poetarum italorum, tome IX [1722], pp. 235-6)


Nicolas Bourbon (1503 – 1550)

Que veux-tu donc, par cet envoi de violettes ?
Que je brûle pour toi d’un feu plus violent ?
Faut-il, hélas, hélas ! que tu sois violente
Pour me violenter avec tes violettes !

Cur violas mittis? Nempe ut violentius urar.
Heu, violor violis, ô violenta, tuis.

(in Nugae [1533])


Étienne Forcadel (1519 – 1578)

Ici, le jeu de l’épigramme repose sur la paronomase, en latin, entre suaviola / violas (baisers doux / violettes) qu’il s’agit bien sûr de rendre en français. Le texte original signifie : « Tu m’as donné, de tes lèvres, des baisers, de tes mains, des violettes. Le parfum des baisers est le même que celui des baisers ».

*

Tes présents : m’embrasser et des brassées de fleurs,
Embrassements, brassées, ont les mêmes senteurs.

Suaviola et violas labris manibusque dedisti
Suaviolis odor est qualis et est violis.

(In Stephani Forcatuli jureconsulti epigrammata [1554, p. 10])


Nathan Chytraeus (Nathan Kochnafe) (1543 – 1598)

Chez Nathan Chytraeus, la jeune fille s’appelle Violette : nomen omen ?

*

Je croyais ton beau nom tiré de « violette »
Violette, le jour où mes yeux t’ont perçue.
Mais devant ton esprit, la beauté de ton dire,
L’ardeur de ton regard, tes mains vénusiennes :
« Violette » ? ai-je dit, « Non, le feu violent
Qui m’ard ne peut venir de fleurs, de violettes.
Trop vive est ta vigueur, sans rapport à la mienne :
Violence tu es, point Violette : adieu ! »

Nobile de violis te nomen habere putabam,
Cognita quando oculis es, Violetta, meis.
Sed postquam ingenium sensi fandique leporem,
Ardentes oculos, Cyprigenasque manus
Cedite jam violae dixi: violentius uror,
Quam violae aut florum germina ferre queant.
Vis tibi major inest et nostris viribus impar
Sic violenta mihi, non Violetta, vale.

(in Poematum Nathanis Chytraei praeter sacra omnium libri septendecim [1579])


Ces traductions originales, dues à Lionel-Édouard Martin, relèvent du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de les diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

Posés là, peu mobiles (in Les Saisons du poème, 1, éd. Tarabuste)


J’ai le plaisir d’annoncer la publication de Posés là, peu mobiles, dans l’ouvrage collectif Les Saisons du poème aux éditions Tarabuste.
Il s’agit d’une composition en 67 poèmes, organisée en 7 suites :

1. Sans les dieux (déploration)
2. Grand étang (tempo di menuetto)
3. Automne terre intérieure (instantanés)
4. Mots, pas, arbres (méditations)
5. Anecdotes (propos)
6. Campagnes sous canicule (vignettes)
7. Éoliens, éoliennes (chansons)

ARGUMENT

À défaut de pouvoir, projet trop titanesque, « habiter poétiquement le monde », peut-être est-il possible d’en habiter plus modestement quelques arpents, quelques-uns de ces journaux mesurés, mieux qu’avec le système métrique, par la présence humaine. Posés là peu mobiles se voudrait l’enregistrement d’échos de cette dernière dans de vieilles campagnes enkystées de calcaire, parfois bourrelées de canicule : pour, au rythme de douzains le plus souvent d’octosyllabes, des choses vues exprimer les perdurances entre les anciens dieux et les nouveaux.

Catulle (84 – vers 54 av. J.-C.) : Poème 112 / Multus homo es, Naso

Qui est Catulle ?


Tu es, Nason, un « homme actif »,
Mais rare est l’homme qui s’active
En ta faveur et qui te suive :
C’est que tu es, « Nason l’actif »,
Pédé passif.

Note sur cette traduction :

Ce distique a fait couler beaucoup d’encre : il est entendu que Catulle y joue sur les sens possibles de l’adjectif « multus ». Certains exemples tirés d’autres auteurs (dont Plaute) accréditent celui, négatif, de « touche à tout », peut-être de « bavard impénitent ». Je retiens pour cette traduction celui, positif, d’ « actif » (c’est l’opinion de M. Gwyn Morgan, exprimée dans son article « Catullus 112: A Pathicus in Politics » [The American Journal of Philology, Vol. 100, No. 3]), qui permet d’opposer, chez le même Nason, l’activité de l’homme politique à la passivité du « pathicus ». Notre homme déploie sans doute toute son énergie pour se faire élire à quelque fonction publique, mais il n’y a pas foule pour le suivre (« descendere ») au forum. À cela, une raison : ses mœurs.


Autres traductions par d’autres traducteurs :

Georges Lafaye (éd. Les Belles Lettres, 1923)

Tu te multiplies, Nason ; mais les gens ne se multiplies pas pour descendre (au forum) avec toi ; Nason, tu es un homme moulu2, un giton.

2. Calembour probable sur le mot multus, qui pourrait bien être confondu, dans une intention obscène, avec un ancien participe du verbe molere. (La note est de Georges Lafaye)

Maurice Rat (Catulle Œuvres, éd. Garnier, 1931)

Tu es innombrable, Nason, mais ceux-là ne sont pas innombrables qui vont avec toi. Oui, Nason, tu es un homme innombrable, un giton.

Oliviers Sers (Le Roman de Catulle, éd. Les Belles Lettres, 2004)

Quand tu es tout à tous, personne ne veut plus
De toi, Nason : à tous, tout foutu, trop foutu.


Multus homo es, Naso, neque tecum multus homo qui  
descendit; Naso, multus es et pathicus.

Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.

Rainer Maria Rilke : « Il faut mourir de les connaître » / « Man muß sterben, weil man sie kennt. »

Qui est Rainer Maria Rilke ?


« Il faut mourir de les connaître ». Mourir
de l’indicible floraison du sourire. Mourir
de leurs mains légères. Mourir
des femmes.

Que le jeune homme chante les mortelles,
quand le toisant elles se promènent
dans le domaine du cœur. À toute fleur de poitrine
il les fête en chantant :
Inaccessibles. Ah, qu’elles sont étrangères.
Au-dessus du faîte
de ses sentiments, elles s’élancent et versent
une nuit transfigurée doucement dans la vallée
délaissée de ses bras. Le souffle
de leur élévation bruit dans son corps feuillu. Ses rus
miroitent en se perdant.

Mais l’homme fait,
qu’il se taise dans le croît de son trouble. Lui qui a
erré de nuit sans route dans le massif
de ses sentiments :
qu’il se taise.
Comme se tait le marin, celui qui a plus d’âge,
et les frayeurs
surmontées jouent en lui comme en des cages qui tremblent.


« Man muß sterben, weil man sie kennt. » Sterben
an der unsäglichen Blüte des Lächelns. Sterben
an ihren leichten Händen. Sterben
an Frauen.

Singe der Jüngling die tödlichen,
wenn sie ihm hoch durch den Herzraum
wandeln. Aus seiner blühenden Brust
sing er sie an:
Unerreichbare. Ach, wie sie fremd sind.
Über den Gipfeln
seines Gefühls gehn sie hervor und ergießen
süß verwandelte Nacht ins verlassene
Tal seiner Arme. Es rauscht
Wind ihres Aufgangs im Laub seines Leibes. Es glänzen
seine Bäche dahin.

Aber der Mann
schweige erschütterter. Er, der
pfadlos die Nacht im Gebirg
seiner Gefühle geirrt hat:
schweige.
Wie der Seemann schweigt, der ältere,
und die bestandenen
Schrecken spielen in ihm wie in zitternden Käfigen.

(in Letzte Gedichte und Fragmentarisches)

Cette traduction originale, due à Lionel-Édouard Martin, relève du droit de la propriété intellectuelle. Il est permis de la diffuser, à la condition expresse que le nom du traducteur soit clairement indiqué.